
On vous explique pourquoi l’Elysée a censuré l’article relatant les propos d’Emmanuel Macron sur l’Algérie
Le 2 septembre 2022, Le Monde a annoncé la suppression d’une tribune concernant le Président de la République. Il s’excuse à ce titre auprès de ses lectrices et lecteurs, et d’Emmanuel Macron. Il s’avère que l’Elysée aurait fait pression pour retirer cet article. Que peut bien justifier une telle action ?
Cette tribune était l’œuvre du politiste Paul Max Morin, dans laquelle il abordait la visite d’Emmanuel Macron en Algérie du 25 au 27 août 2022.

La rencontre d’Emmanuel Macron avec son homologue algérien Abdelmadjid Tebboune avait pour but de réchauffer les relations entre la France et l’Algérie. Alger, le 27 août 2022
Lors de ce déplacement, le Président avait qualifié les relations entre la France et l’Algérie d’une «histoire d’amour qui a sa part de tragique». Emmanuel Macron avait également récusé toute «repentance» pour la colonisation. Dans cette tribune, Paul Max Morin analysait la visite d’Emmanuel Macron sous le prisme de la question mémorielle. L’auteur de Les jeunes et la guerre d’Algérie (2022) s’y montre sévère avec la politique du Président, estimant que «la question des mémoires […] a une nouvelle fois servi de vitrine pour simuler des avancements vers une “réconciliation”». Le chercheur diagnostique, comme l’indique le titre, une «droitisation» de l’Elysée, qu’il illustre notamment par une évolution de la sémantique présidentielle : «En cinq ans, la colonisation sera passée, dans le verbe présidentiel, d’un “crime contre l’humanité” (2017) à “une histoire d’amour qui a sa part de tragique” (2022).»
Dans le court texte justifiant cette dépublication, le Monde estime que les termes dénoncés par le chercheur ne se rapportaient pas à la seule colonisation, comme le suggère la tribune, mais aux relations franco-algériennes dans un sens plus large.
«Ce texte reposait sur des extraits de citations qui ne correspondent pas au fond des déclarations du chef de l’Etat. Si elle peut être sujette à diverses interprétations, la phrase “une histoire d’amour qui a sa part de tragique” prononcée par Emmanuel Macron lors de la conférence de presse n’évoquait pas spécifiquement la colonisation, comme cela était écrit dans la tribune, mais les longues relations franco-algériennes. Le Monde présente ses excuses à ses lectrices et lecteurs, ainsi qu’au président de la République.»
On peut néanmoins observer que les « longues relations franco-algériennes » englobent pourtant logiquement la colonisation qui a duré plus d’un siècle et qui est à la genèse desdites relations. Le fait que le Président ait dans le même contexte refusé toute « repentance » au vu de la colonisation laisse perplexe quant au fait que sa phrase n’inclurait pas cette dernière. D’autant plus que si Emmanuel Macron ne souhaitait pas englober la colonisation dans sa déclaration, une simple précision comme « ces dernières années » aurait été amplement suffisante. Sans oublier qu’occulter la colonisation revient à nier le rôle joué par celle-ci dans les relations actuelles entre les deux pays.
De fait, les propos d’Emmanuel Macron avaient suscité les réactions de plusieurs personnalités politiques de gauche, considérant également qu’ils se rapportaient à la colonisation. Dans un tweet, le secrétaire national du Parti communiste, Fabien Roussel notait ainsi : «Présenter la colonisation comme “une histoire d’amour qui a sa part de tragique» est une aberration. La colonisation est un crime qui doit être reconnu comme tel.»

Le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, et la députée écoféministe Sandrine Rousseau avaient déploré, comme Paul Max Morin dans sa tribune, que le Président soit passé en 2017 d’une déclaration qualifiant la colonisation de «crime contre l’humanité» à cette déclaration la qualifiant «d’histoire d’amour». Paul Max Morin déclarera que « le Monde m’a finalement proposé de republier ma tribune mais sans parler d’histoire d’amour”. C’est donc qu’il y a là une impossibilité de débattre des propos du président. Si ce dernier ne se réfère pas explicitement à la colonisation, il qualifie bien l’histoire franco-algérienne d’histoire d’amour. Que reste-t-il de cette histoire, si on met de côté la colonisation ? De quoi parle-t-on ? De Boumédiène (militant indépendantiste, deuxième chef d’Etat de l’Algérie indépendante) ?»
Quelques heures après la déclaration d’Emmanuel Macron, le service de communication présidentiel avait apporté une précision concernant cette dernière. Dans un message envoyé via une boucle WhatsApp aux journalistes présents lors du voyage de presse, il était indiqué : « Bonjour, je me permets d’attirer votre attention sur la citation ci-dessous du Président tout à l’heure lors du micro tendu, où il parlait bien de la relation actuelle avec l’Algérie, et non de la colonisation. » Une précision adressée à la presse dont Paul Max Morin dit ne pas avoir eu connaissance, tout en ajoutant que cela n’aurait pas modifié l’esprit de son analyse. « Le Monde aurait pu publier ces précisions et non pas retirer le texte en m’attribuant la responsabilité. L’Elysée joue avec les mots. Le problème n’est plus qui a compris quoi mais plutôt pourquoi tout le monde a compris la même chose. »
« Retirer un texte est une pratique anormale et incompréhensible», dénonce le chercheur, qui déplore aussi la teneur du message d’excuses publié par le quotidien. « Ce texte suggère que mon interprétation était erronée et justifiait des excuses auprès lecteurs et au Président de la République. Cela porte atteinte à ma crédibilité de chercheur. Mon analyse résulte d’un long travail de recherche. J’ai publié une thèse sur les mémoires de la guerre d’Algérie, j’ai interrogé 3 000 jeunes, fait des centaines d’entretiens. J’analyse depuis des années les gestes et discours d’Emmanuel Macron et la politique mémorielle au sens large sur le sujet. Selon moi “la droitisation d’Emmanuel Macron”, constatée sur d’autres sujets par mes collègues, concerne aussi la question mémorielle algérienne qui était pourtant jusqu’ici la jambe gauche du président. Je porte un regard critique sur la création de cette commission d’historiens comme d’autres ont pu le faire sur le Cameroun. Enfin, les propos sur “l’histoire d’amour” avaient déjà fait l’objet de critiques d’autres personnes. Si des gens ne sont pas d’accord avec mon interprétation, s’il y a une ambiguïté, on peut faire un débat scientifique. Le Président peut également préciser ses propos. Il ne l’a pas fait. Il entretient cette ambiguïté. »
De plus, quand on connaît la réalité des relations franco-algériennes, il y a de quoi être perplexe quant aux propos du Président. Dès les années 1840, l’armée française organise des » enfumades » lorsqu’elle colonise l’Algérie. Les personnes enfermées ou cachées dans une grotte sont asphyxiées en allumant des feux devant l’entrée. Des familles entières sont ainsi exterminées. Durant le siècle qui s’ensuit, les colonisés sont humiliés, réprimés lorsqu’ils s’expriment, et leurs terres sont volées.
Conquête de l’Algérie par la France en 1849
Le 8 mai 1945 des dizaines de milliers d’Algériens sont tués par l’armée et la police française dans les villes de Sétif, Guelma, Kherrata. C’est l’un des plus grands massacres coloniaux jamais commis par la France, le jour même de l’armistice de la Seconde Guerre mondiale. Lors de la guerre d’Algérie l’armée française aura recours à des techniques de contre–insurrection et de torture massives contre les indépendantistes. Une pratique de terreur utilisée dans les années 1950 fut baptisée les «crevettes Bigeard», du nom d’un général français. Des opposants étaient enlevés, leurs pieds coulés dans le béton, puis ils étaient jetés dans la Méditerranée depuis des avions ou des hélicoptères. Ils disparaissaient ainsi à tout jamais. Autre méthode barbare, les «corvées de bois» : les prisonniers étaient sortis de cellule pour ramasser du bois et exécutés d’une balle dans le dos. L’armée pouvait ainsi dire qu’ils avaient tenté de fuir.
Et ce ne sont que quelques exemples de la violence coloniale française en Algérie. Si c’est une histoire d’amour, alors elle est hautement toxique. Si elle comporte «une part de tragique», cela n’a rien d’anecdotique et cette mémoire pèse encore des deux côtés de la Méditerranée. La suppression d’une tribune dans la presse française pour commenter cette formule est donc une censure pure et simple. Et les excuses d’un grand quotidien un signe inquiétant de soumission.
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