
De la difficulté d’instaurer un Black History Month en France : retour sur la génèse de ce mouvement et comparaison de la situation des Noirs aux Etats-Unis et en France
En 1926, l’historien noir Carter G. Woodson crée la Negro History Week afin de célébrer l’histoire noire aux Etats-Unis, en disant : « Ceux qui n’ont aucune trace de ce que leurs ancêtres ont accompli perdent l’inspiration qui vient de l’enseignement de la biographie et de l’histoire ». En effet, si un peuple ignore tout de ses ancêtres, quel modèle peut-il avoir ? Comment peut-il espérer avancer et ne pas reproduire les mêmes erreurs ? Son passé doit donc à la fois l’éduquer, l’enrichir et le guider. Telle est la volonté de la Negro History Week, qui en 1976 devient le Black History Month (BHM). Ce changement de durée est décisif puisqu’on passe d’une petite semaine à un mois entier. Déclaré événement national par le Congrès en 1986, le BHM est célébré au mois de février car il coïncide avec l’anniversaire de l’ancien président Abraham Lincoln et de Frederick Douglass, deux personnages ayant jouant un rôle majeur dans l’abolition de l’esclavage. Chaque année, l’Association for the Study of African American Life and History fondée par Carter G. Woodson, choisit un thème particulier.
Le thème de cette année est « Black Health and Wellness ». La partie « Black Health » a pour but de sensibiliser sur la question de la santé des Noirs, qui a été aggravée par la pandémie du COVID-19. En effet, cette dernière a souligné de nombreuses disparités raciales dans le système de santé américain. Mais ce n’est pas tout. La partie « Wellness » vise aussi à honorer les pionniers Noirs de la santé en médecine occidentale, comme Daniel Hale Williams, cardiologue de renom qui a pratiqué la première chirurgie cardiaque réussie au monde en 1893 ; et Rebecca Lee Crumpler, qui, en 1864, est devenue la première femme noire aux États-Unis à obtenir un diplôme en médecine.
En outre, le BHM de 2022 encourage les communautés à
reconnaître les doulas (personnes apportant soutien physique et émotionnel
aux femmes enceintes), les sages-femmes, les naturopathes, les herboristes
et d’autres qui ont contribué à améliorer la santé et la vie des Noirs américains.
Pour finir, c’est aussi l’occasion de mettre en avant le personnel médical noir qu’on invisibilise encore et qui subit toujours du racisme.
En outre, il existe de nombreuses façons de célébrer le BHM : soutenir les Black-Owned Business, s’instruire sur l’histoire noire, faire un don à des organisations non lucratives luttant pour l’égalité des Noirs, ou encore acheter, lire et partager des livres écrits par des auteurs noirs. Les écoles et les lieux de travail peuvent également le célébrer afin d’éduquer et de sensibiliser sur ce sujet. Le BHM est si bien entré dans les habitudes qu’il est même devenu l’objet de récupérations commerciales : collections spécialement conçues pour l’occasion par Nike ou Adidas, maillots dessinés pour les franchises de la NBA, « soutien » de marques comme Coca Cola ou McDonald’s… C’est même l’une des critiques adressées au BHM, puisque ces récupérations commerciales sont purement désintéressées et cherchent uniquement à faire du profit…
Hormis les Etats-Unis, le BHM se fête aussi au Canada, au Royaume-Uni, en Irlande, en Allemagne et dans certains pays en Afrique. La France les a rejointes récemment puisqu’il y est célébré modestement depuis 2018 dans les villes marquées par la traite négrière, à savoir Bordeaux, La Rochelle, Bayonne et Le Havre. En 2020, la troisième édition a dû être annulée en raison du COVID. Le thème de cette année est centré sur la tribu arc-en-ciel de Joséphine Baker, célèbre chanteuse américaine ayant lutté pour les droits des Noirs. Cependant, le BHM en France est encore un mouvement embryonnaire, sans portée politique ou culturelle. Ainsi, il est quasiment méconnu par la diaspora noire. Cela pourrait s’expliquer par sa couverture médiatique quasi-inexistante : quelques tweets, quelques articles qui ne font évidemment pas les gros titres, l’absence de site officiel, pas d’associations ou de littérature dédiées… Néanmoins, on se doute que ce n’est pas la seule raison. Alors quels sont les obstacles à l’implantation encore embryonnaire de la Black History Month en France, ancienne puissance coloniale et composée d’une diaspora noire importante ? Peut-on espérer un véritable Black History Month dans l’Hexagone, qui ne soit pas une copie conforme des Etats-Unis ?
On l’a dit, le BHM aux Etats-Unis était au départ une simple initiative pour se souvenir de personnages et d’événements importants de l’histoire noire. Cela aurait pu s’arrêter là. Le fait que le Congrès ait institutionnalisé un
mouvement uniquement dédié à la communauté noire, signifie que l’Etat américain reconnaît le concept de race, comme l’atteste notamment l’existence du mot race en anglais. Fun fact, sur les formulaires d’embauche ou de recensement quelconque, il est fréquent que la section « race » apparaisse avec plusieurs réponses : Black, White, Asian, Latino, Native American… Après tout, on parle d’une première puissance mondiale bâtie sur le dos de millions d’esclaves noirs. Un pays qui a prétendu abolir l’esclavage, puis maintenir l’égalité entre les Noirs et les Blancs durant la ségrégation raciale avec le fameux “ Separate but equal ”. Les pères fondateurs qui ont rédigé la Constitution américaine étaient de fervents racistes, suprématistes blancs. De l’esclavage à l’ère des lois Jim Crow, en passant par les années Obama, le racisme a toujours été très présent. Un tel racisme suppose évidemment de reconnaître le concept de race, car il faut en valoriser une au détriment d’une autre.
En outre, l’identité noire est très importante et très prégnante aux Etats- Unis. Cette conscience et ce sentiment d’appartenance à un peuple ayant enduré l’esclavage et subissant toujours le racisme sont évidemment indispensables à l’émergence d’un mouvement tel que le Black History Month. De plus, les Etats-Unis sont caractérisés par leur culture noire influente
composée de figures noires emblématiques. Pour commencer, des légendes noires dans la musique depuis les années 20, du blues jusqu’au jazz en passant par le soul. Puis dans les années 2000 : ils ont inventé le RnB, le rap et le hip- hop. Également des activistes noirs s’étant dressés contre le racisme (Harriet Tubman) ou ayant participé au mouvement des droits civils. Des auteurs noirs ayant créé une littérature afro-américaine, à l’instar de Toni Morrison ou James Baldwin. En outre, il existe des dizaines de personnalités ayant vécu l’American dream : l’ascension sociale de Noirs grâce au self made man, comme Barack Obama ou Oprah Winfrey. De plus, des célébrités noires très influentes dans la culture (blanche), notamment dans le sport, le cinéma ou la musique n’hésitent pas à dénoncer le racisme ; soit dans leurs paroles (Kendrick Lamar, Childish Gambino), soit en protestant, soit sur les réseaux sociaux. C’était le cas en 2020 lors du mouvement Black Lives Matter après la mort de Georges Floyd, où beaucoup de célébrités noires avaient partagé le hashtag sur leurs réseaux sociaux.
En clair, cette culture noire florissante a permis à la communauté de s’identifier à un « succès », de construire un « palmarès noir » et par le même biais de partager une fierté noire commune. Une longue série d’accomplissements dans le temps qu’elle peut célébrer. Ces facteurs culturels et historiques expliquent l’émergence et la prégnance du Black History Month aux Etats-Unis, véritable fête nationale qui permet à tout public de s’informer sur l’histoire noire trop souvent négligée.
De l’autre côté de l’Atlantique, la France a un retard de plusieurs décennies sur le BHM, alors que tous les facteurs étaient réunis : un passé colonial pesant, une histoire de l’esclavage, une diaspora noire importante, un racisme institutionnel. Plusieurs raisons peuvent expliquer la difficulté (l’impossibilité ?) d’instaurer cet événement. Pour commencer, la négation du concept de race. Ici, interdiction d’utiliser le mot « race » : “ on ne voit pas la couleur de peau “, “ tout le monde est pareil “. Par ailleurs, en 2018, l’Assemblée nationale a voté la suppression du mot race dans la Constitution, considérant que l’espèce humaine est une et que ce terme est chargé d’un passé colonial et esclavagiste. Toutefois, le mot race est-il forcément raciste ? Si le concept de race ne dispose évidemment d’aucune réalité biologique, il renvoie tout de même à une histoire et à une certaine réalité sociale. C’est pourquoi l’antiracisme a, selon certains, besoin du mot de race pour décrire la discrimination dont sont victimes en particulier les Noirs. De plus, en France, la couleur de peau n’est pas une construction sociale contrairement aux Etats- Unis. Il n’existe pas d’associations, de clubs de littérature, d’événements, d’initiatives pour la diaspora noire avec une portée culturelle et politique concrète. En clair, le fait d’être Noir ne rassemble pas, ne mobilise pas.
En outre, en France, les problèmes liés au racisme restent impunis, comme les violences policières s’accompagnant d’insultes racistes à l’encontre des Noirs et des Arabes. Des centaines de témoignages et d’altercations ayant parfois dérapé, pourtant très peu de condamnations, et toujours avec sursis. Même lorsque la scène est filmée et diffusée sur les réseaux sociaux, la justice française protège les auteurs de ces violences.
Pour finir, il n’y a pas de reconnaissance étatique d’un BHM. Pourtant, nombreux sont les intellectuels français ayant réfléchi au format et aux thématiques à évoquer si un BHM voyait le jour en France, comme Louis- Georges Tin ou le Parti des Indigènes de la République (PIR). Le CRAN (Conseil représentatif des associations noires) avait d’ailleurs tenté d’organiser un BHM lors de sa création en 2005. Des intellectuels proches de la cause noire reviennent de temps en temps à la charge avec cette idée de BHM. Néanmoins, un tel évènement ne collerait pas avec la tradition républicaine. En effet, la France est « une République indivisible », ce qui met l’accent sur une identité française commune, et non sur la distinction avec la couleur de peau. Dans une France qui préfère voir des citoyens indistincts là où d’autres pays identifient des groupes ethniques et religieux, un événement comme la Black History Month serait accusé de communautarisme. Malgré ses prises de position fortement médiatisées sur les statistiques ethniques, le délit de faciès ou encore les réparations liées à l’esclavage, le CRAN n’a pas encore réussi sa grande mission : rassembler durablement les noirs de France. De cette union inachevée découle une impossibilité à imposer le principe d’un Black History Month en France.
En outre, l’organisation a tenté à maintes reprises de nouer des liens avec le monde politique afin de faire avancer ses propositions. Mais ils se sont heurtés à un véritable désintérêt de leurs interlocuteurs pour les questions soulevées, des sujets jugés secondaires et conférant aux Noirs de
France un statut d’ignorés « invisibles ». Pour Tin : « Ce n’est pas le mois à proprement parler que les gouvernements rejettent mais plutôt la cause noire en elle-même. Elle est hors logiciel, du domaine de l’impensé. » C’est justement puisque l’Etat, les politiciens et l’opinion méconnaissent l’histoire des Noirs dans notre pays qu’une manifestation comme le Black History Month s’avère indispensable.
Ainsi, l’instauration d’un BHM en France ne peut pas avoir lieu tant que la question raciale sera reléguée au second plan en politique. Il faudrait en effet qu’elle soit mise à l’agenda politique, comme aux Etats-Unis, même si c’est encore à moindre mesure. Pour cela, il faudrait déjà que la France assume pleinement son passé colonial et reconnaisse notamment les crimes de la
colonisation. Il faudrait que les préoccupations des Noirs soient écoutées et que l’histoire noire, qui ne se résume pas à l’esclavage et à l’Egypte, soit véritablement enseignée à l’école, ainsi que dans les écoles comme les Black studies aux Etats-Unis. Enfin, cela nécessiterait forcément le soutien et l’investissement de la communauté noire française, qui est assez divisée et ne semble pas s’intéresser à ces problématiques (politiques). Le travail s’avère colossal.
Votre commentaire