Le monument Louis Faidherbe

En Juin 2020, la mort de George Floyd aux États-Unis et la diffusion des revendications du mouvement Black Lives Matter à travers le monde a permis d’enclencher une véritable réflexion autour des discriminations raciales mais aussi autour des enjeux de mémoire. Ce mouvement, qui a aussi gagné Lille, a posé  la question de la pertinence du paysage statutaire dans le cadre de la représentation de plusieurs figures de la colonisation au sein de  l’espace public. Ainsi quelques centaines de personnes se sont réunies le samedi 20 juin place de la République en réponse à l’appel du collectif  « Faidherbe doit tomber » pour réclamer la contextualisation de la statue du général Faidherbe ou son déboulonnage, mettant en lumière son rôle dans la colonisation du Sénégal occulté jusqu’alors.

Né à Lille, Faidherbe fréquente l’École Polytechnique avant de rejoindre l’armée. Il est affecté dans un premier temps en Algérie dans les années 1840, puis fait un court séjour en Guadeloupe avant d’être rapatrié en tant que constructeur du Génie où il prend part à plusieurs campagnes de répression contre le gouvernement de résistance kabyle. Ce second séjour algérien constitue pour Faidherbe une expérience déterminante puisque c’est pendant cette période qu’il sera initié pour la première fois aux méthodes de conquêtes coloniales particulièrement brutales employées sur la population. En novembre 1854, avec l’approbation de Napoléon III, Faidherbe est nommé  chef de Bataillon et gouverneur du Sénégal sous l’influence du “commerce Saint-Louisien”. et plus précisément de Hilaire et Marc Maurel, deux des copropriétaires  de la Compagnie Maurel et Prom de Bordeaux. Ces derniers avaient pour objectif d’enclencher une mutation profonde du système commercial et de l’équilibre politique entre les compagnies françaises et les États africains aux alentours. Il s’agissait d’affranchir de tout contrôle les redevances imposées par les souverains africains dans le cadre des échanges liés au commerce florissant de la gomme et de l’arachide. En tant que gouverneur, Faidherbe va bénéficier du soutien de la Compagnie Maurel et Prom pendant toute sa période de gouvernance favorisant ainsi le joug économique de Bordeaux sur les Etats Africains.

Sur plusieurs aspects Faidherbe incarnera un nouveau modèle impérialiste, “un technicien de l’expansion coloniale en Afrique noire”, en appliquant des méthodes différentes de celles mises en place aux Antilles ou en Algérie et en créant un modèle suivi par la suite dans des régions comme le Soudan, Madagascar ou encore le Maroc. Sous son régime, pour la première fois, un travail d’enquête ethnologique, historique et géographique est initié autour des Etats constituants le Sénégal actuel. Les recherches entreprises durant cette période de gouvernance avaient un but fondamentalement fonctionnel, faciliter l’œuvre de domestication des peuples qui constitue la base de tout système colonial. Ces études vont permettre la mise en place d’une politique de conquête efficiente grâce à une connaissance des enjeux sociaux, politiques et économiques caractérisant un  territoire marqué par le déclin de l’économie esclavagiste. D’abord, convaincu que seule la conquête militaire assurera la stabilité, Faidherbe se base sur les méthodes de colonisations employées par ses prédécesseurs afin de  créer des conditions favorables à l’exploitation économique. Dans ce cadre, il dirige une série de campagnes particulièrement violentes, inspirées de son expérience algérienne. Ensuite, conscient que la soumission des peuples par la violence ne constituera jamais le socle d’un pouvoir durable, Faidherbe s’appuie sur la diplomatie en parallèle de la force. L’objectif est double, faire coopérer les aristocraties dirigeantes à son œuvre de conquête via une politique de traités, et favoriser la  division  des classes dirigeantes et des Etats. Ce faisant, il a considérablement affaibli les bases économiques de l’aristocratie traditionnelle et a durablement installé une dépendance à la colonisation. Enfin, Faidherbe va initier au Sénégal un mécanisme de domination innovant, une politique d’assimilation culturelle visant à interioriser l’ordre colonial et ses valeurs chez les populations colonisées. Face au manque de personnel administratif provoqué par l’extension des territoires annexés et la croissance économique, Faidherbe développe une politique de promotion en faveur des métis. Ces derniers étaient amenés à fréquenter les écoles des Missions, dont les programmes étaient identiques aux programmes métropolitains, afin de poursuivre leurs études et acquérir une position clé dans l’appareil colonial en tant que traitants ou employés.  Ainsi souvent présenté comme le bâtisseur de l’unité nationale sénégalaise, Faidherbe a en réalité réussi à imposer un système colonial favorisant le sous développement d’un territoire au bénéfice de la bourgeoisie coloniale. Pour l’historien Bathily Abdoulaye, “aux anciennes barrières sociales, son régime en ajouta de nouvelles et approfondit les conflits au sein des peuples et des Etats”.

Alors que Faidherbe met en œuvre son projet colonial au Sénégal,  la France en guerre contre l’Allemagne depuis juillet 1870 subit une défaite écrasante. Le 2 septembre 1870 l’empereur Napoléon III admet la défaite à Sedan et capitule. La république est proclamée le 4 septembre mais le Gouvernement de la Défense nationale décide de continuer la guerre  et crée L’Armée du Nord le 18 novembre 1870. Le 5 décembre, le général Faidherbe est nommé à sa tête. Tentant de délivrer Péronn dans un premier temps, l’armée combat l’ennemi Allemand à plusieurs reprises : à Bapaume puis à Saint-Quentin. Malgré la défaite, Faidherbe se fait remarquer pour ses choix militaires et son patriotisme sans faille durant toute la durée du conflit et ce jusqu’à la capitulation de Paris le 26 Janvier 1871.  Ainsi au sortir de la guerre, dans un contexte de traumatisme lié à la défaite et de dévalorisation du commandement militaire, le figure du général Faidherbe va se construire autour d’un idéal, celui d’un héros de guerre défendant les valeurs régionales et Républicaines. Il est celui qui a mené l’Armée du Nord et qui a tenté de bloquer l’avancée allemande coûte que coûte, “rendre hommage à Faidherbe, c’est honorer, indifféremment et selon le point de vue des uns ou des autres, l’armée du Nord dans son ensemble ou plus spécifiquement la ville de Lille.”

Sa défense victorieuse des frontières, l’idéal républicain qu’il représente et son lien avec le Nord font de Faidherbe un “grand homme” qu’il convient de célébrer. C’est dans ce cadre qu’aura lieu l’élaboration du monument Faidherbe à Lille sous le mandat de Géry Legrand, maire et sénateur du Nord. Le monument sera érigé en 1896 sous la direction du sculpteur Antoine Mercié.  Au moment de sa conception l’une des questions posées est de savoir si l’œuvre coloniale doit être représentée. En juin 1890 le gouverneur de la place de Lille, le général Guichard se positionne favorablement, cependant toutes ses propositions sont rejetées par la commission en charge de la statue et par le sculpteur lui-même.  Il est alors décidé que Faidherbe sera représenté par une statue équestre en bronze le représentant en costume officiel, épée à la main avec à ses pieds les symboles de la République.

Il semble ainsi nécessaire de s’interroger sur la réception de ce passé au sein de la société française. Le traitement des problématiques coloniales par les institutions semble  renvoyer à un sentiment de déni historique. Pour Pascal Blanchard, il s’agit de faire face à un passé dont on parle peu et où  “la perpétuation d’une persistance des représentations coloniales, d’une absence de rupture du regard et des stéréotypes doit beaucoup à l’absence de canaux qui permettraient de socialiser l’analyse historique de ces représentations”.

Sources :

  • Barrows, Leland Conley. 1974. « The Merchants and General Faidherbe. Aspects of French Expansion in Sénégal in the 1850’s ». Outre-Mers. Revue d’histoire: 236-83. https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1974_num_61_223_1757.
  • Bathily Abdoulaye. 1976. Aux origines de l’africanisme. Le rôle de l’œuvre ethno-historique de Faidherbe dans la conquête française du Sénégal. Paris: H. Moniot.
  • Grailles, Bénédicte. 2003. « Louis Faidherbe, général républicain et fils du Nord. Entre image d’Épinal et culte régional (1870-1914) ». Revue du Nord 350(2): 359. http://www.cairn.info/revue-du-nord-2003-2-page-359.htm (6 octobre 2020).
  • Blanchard, Pascal, éd. 2006. La fracture coloniale: la société française au prisme de l’h̉éritage colonial. Paris : La Découverte.
  • Bancel Nicolas, Blanchard Pascal, Lemaire Sandrine, « 23. Les enseignements de l’étude conduite à Toulouse sur la mémoire coloniale », dans : Nicolas Bancel éd., La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial. Paris, La Découverte, « Cahiers libres », 2005, p. 247-254. URL : https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/la-fracture-coloniale–9782707149398-page-247.htm
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