Fruit d’une bataille sémantique, le mot « voile » n’est pas anodin. Quand on parle de voile, on parle de ce qui cache, de ce qui couvre. Le terme de « femme voilée » revoit à une forme passive. Il y a une référence implicite à une sorte de soumission. Le sujet est absorbé par sa condition: voilée.
Ces derniers jours, politiques, journalistes et chroniqueurs n’ont cessé de débattre sur s’il faut accepter ou non les femmes voilées dans l’espace public. Imputés d’une mission civilisatrice: il est de leur devoir de libérer ces femmes aliénées par cette étoffe, car « ce qui en jeu est notre culture française ».
Cette injonction n’est pas nouvelle. On oublie que jusqu’aux années 1950 le foulard est porté par les femmes pour des motifs religieux dans la tradition juive et chrétienne. Et petit à petit, s’installe une racialisation du voile; c’est grâce à lui que l’on reconnaît une femme dite « indigène ». Ainsi, en mai 1958, des campagnes de dévoilement ont été organisées par les épouses des généraux Salan et Massu dans toutes les grandes villes d’Algérie. Toutes suivaient la forme suivante: un groupe de femmes voilées se dirige vers des lieux « officiels » (hôtels de ville, places centrales), puis après avoir délivré un discours sur la nécessité de se dévoiler pour réellement s’émanciper, ce groupe jetait leur voile dans la foule.
Les campagnes de dévoilement témoignent de la place centrale des femmes dans la lutte de diffusion du pouvoir colonial.
Il y a une volonté d’afficher la domination d’une civilisation sur une autre et de dire: « je te libère de cet obscurantisme qui t’aliène ».
Frantz Fanon écrivait en 1959: « Convertir la femme, la gagner aux valeurs étrangères, l’arracher à son statut, c’est à la fois conquérir un pouvoir réel sur l’homme et posséder les moyens pratiques, efficaces, de déstructurer la culture algérienne. »
Voilà tout la complexité des femmes imbriquées dans la dynamique de domination coloniale. Leurs corps ne leur appartiennent pas: ils ne sont que le reflet d’une civilisation. Pour certains, une femme dévoilée n’est pas une femme mais bien une projection d’une assimilation réussie des valeurs républicaines françaises. Le corps des femmes devient un nouveau champ de bataille. Cela se vérifie d’autant plus que le foulard porté par les femmes algériennes dans les années 1960 est un haïk, vêtement traditionnel. Ces événements font écho au climat de tension actuel. Si l’on ne peut plus parler de domination coloniale aujourd’hui, est toujours supposée la supériorité des valeurs occidentales face aux valeurs orientales avec comme effigie: les femmes voilées. Sous prétexte de défendre la liberté individuelle des femmes, le véritable affrontement est en fait culturel.
Les corps des femmes colonisées ont été instrumentalisés pour d’autres raisons, notamment pour nourrir l’imaginaire construit autour de l’Orient. Ces femmes indigènes sont l’objet de fantasmes des colonisateurs. Considérées comme exotiques, bestiales, envoûtantes, là encore les femmes indigènes n’ont pas le contrôle de leur propre image. Dévoiler les femmes indigènes serait donc une façon de répondre à une certaine curiosité motivée par le désir. Il faut les mettre à nu pour que les hommes puissent poser leur regard sans désagrément.
Au-delà de ce débat, le foulard nous questionne sur notre compréhension du féminisme. L’émancipation à l’européenne serait l’unique modèle de libération de la condition féminine et le voile serait le symbole de soumission aux hommes musulmans. Françoise Vergès le rappelle dans Un féminisme décolonial (2019):
« Le patriarcat n’est désormais plus un terme associé à une forme globale de domination masculine (donc aussi européenne); il est consubtantiel à l’Islam ».
Il me semble important de rappeler qu’aucune société n’est exempte du système d’oppression patriarcale. Pourtant aujourd’hui, un glissement de paradigme dangereux s’opère : les discriminations sexistes seraient principalement le fait des sociétés et cultures orientales. Les femmes occidentales, totalement libérées du joug du sexisme, auraient ainsi une mission civilisatrice : émanciper les femmes musulmanes. Il y a une volonté d’imposer une lecture occidentalo-centrée des luttes féministes. Cette lecture se nourrit de productions culturelles stéréotypées de l’Orient. Edward Saïd évoque à ce propos l’orientalisme : « une espèce de projection de l’Occident sur l’Orient et de volonté de le gouverner », ayant comme source l’orientaliste qui « est, à ses propres yeux, un héros qui sauve l’Orient de l’obscurité, de l’aliénation et de l’étrangeté qu’il a lui-même convenablement perçues ». Un schéma se reproduit : il en revient aux défenseurs des valeurs républicaines d’éduquer les femmes voilées, prisonnières d’un modèle aux valeurs rétrogrades.
La question même du choix de porter le voile ne se pose pas dans l’espace médiatique. Sans demander aux principales intéressées, il a été établit que la contrainte est la seule raison de porter le voile. Et quand bien même, les femmes voilées expliquent leur choix de porter le voile, il y a une remise en cause de leur capacité de réflexion. Il faudrait expliquer aux femmes voilées la véritable signification du voile, celles-ci ignorantes de leur propre condition. Ce qui importe n’est finalement pas le sens donné au voile par les femmes voilées mais celui donné par la lecture occidentale de celui. Se dessine ainsi une certaine hypocrisie car dans cette une croisade destinée à libérer la femme musulmane, celle-ci n’a pas le droit de parole.
Paradoxalement en choisissant de montrer au monde un pan de leur intimité pour mieux se l’approprier, les femmes portant le foulard sont l’objet d’une dynamique inverse : leurs corps ne sont plus leurs mais propriétés de l’espace public.
Si le port du foulard est présenté comme le symbole de la soumission des femmes face aux hommes musulmans, il est surtout la marque d’une culture autre. Des femmes pourtant françaises portant le voile sont ainsi considérées formes étrangères à la République. Il va y avoir une confusion entre républicanisme et féminisme. Et là le féminisme devient un prétexte pour pouvoir alimenter le racisme. A ce propos, Sara R. Farris a développé la notion de « fémonationalisme ». De plus en plus de partis nationalistes se servent de thèmes féministes afin de stigmatiser les hommes musulmans et par extension l’Islam. S’étant construits sur la prévalence des politiques conservatrices familiales, ces partis politiques ont, par opportunisme, emprunté le champ lexical féministe. Les femmes doivent être sauvées de la domination et la brutalité des hommes de leur culture. L’exploitation de l’idéologie féministe permet de justifier leur rhétorique xénophobe. Notre culture serait menacée, le thème de l’« invasion » est repris.
Tout en invoquant une inclusion républicaine, des femmes pourtant françaises sont exclues et renvoyées à une identité étrangère. La notion de laïcité devient un concept « fourre-tout » justifiant la marginalisation. Pourtant, nos principes laïcs ne sont pas incompatibles avec le port du voile. Il faut remonter à la première polémique autour du voile. En 1989, le Conseil d’Etat est saisi par Lionel Jospin, alors ministre de l’éducation nationale. Cette saisine fait suite à l’exclusion de 3 collégiennes refusant d’enlever leur voile en classe. A cette époque le Conseil d’Etat est clair, « La liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité. ». A force de débattre sur la laïcité, cette notion se trouve déformée. Pour finalement comprendre ce qu’est la laïcité, Il faudrait peut être d’abord se référer sur les textes qui la définissent. Porter le foulard est maintenant interprété comme un signe ostentatoire de radicalisation religieuse. Par exemple, afin de mieux comprendre les intentions de Mickaël Harpon, auteur de l’attaque à la préfecture de Paris, Franceinfo écrit « L’épouse de Mickaël Harpon, née en France de parents marocains, s’habille à l’occidentale. ». Ne pas porter de foulard devient donc une preuve de non-radicalisation. Pourtant, peut être que la France des droits de l’Homme devrait se rappeler que l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 indique que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». En dissimulant leurs cheveux aux yeux de tous, les femmes voilées sont d’office soupçonnables. Suspectes de leur simple existence, elles troubleraient l’ordre public et républicain.
Pour que la pilule passe mieux, certaines femmes racisées relaient ce discours, on parle alors de « native informant ». Preuves d’une assimilation laïque réussie, elles s’imposent comme médiatrices entre ces deux « cultures » : celle ouverte à l’égalité des femmes et celle archaïque dont elles auraient réussi à s’échapper. Zineb El Rhazaoui en est le parfait exemple. Alors qu’elle désigne le voile comme « étendard militant », « outil d’infériorisation de la femme », « choix pour le fondamentalisme », le 8 novembre 2019, elle obtient le prix francilien Simone Veil pour « son courage et sa force dans ses combats pour la défense de la laïcité, la lutte contre toutes les formes d’obscurantisme et de l’égalité entre femmes-hommes ». Début de conversation, le voile n’est finalement qu’un prétexte pour permettre de faire des liens hasardeux entre la pratique de l’Islam, la radicalisation, et notre modèle d’intégration républicain en panne.
Aujourd’hui, si le féminisme civilisationnel est encore dominant dans les sphères publiques, une nouvelle narrative féministe s’affirme. Françoise Vergès imagine le féminisme comme une « étude des manières dont le complexe racisme/sexime/ethnicisme imprègne toutes les relations de domination. ». Certaines associations comme Lallab permettent l’émergence d’un féminisme inclusif qui permet une émancipation sans conditions. Il nous faut sortir d’un féminisme narcissique où l’interprétation du monde est unidimensionnel: les cultures hostiles aux droits des femmes et les cultures ouvertes, forcément occidentales. Un féminisme décolonial est donc nécessaire.
Ynès El Janati
Votre commentaire