Un jour au festival AFROPUNK: un bouillonement culturel à la croisée des fiertés

Entre revendications, émotions et passions artistiques, retour sur la 14e édition new yorkaise du festival qui se définit comme « l’épicentre de la musique alternative, de la culture et de l’activisme Noirs, ainsi que de l’intersection de la libération Noire. ».

Brooklyn, 2005. C’est là qu’a vu le jour AFROPUNK sous la directive de Matthew Morgan et James Spooner. Le nom s’inspire d’ailleurs de celui du documentaire réalisé par ce dernier, Afro-punk (2003), mettant à l’honneur le récit de punks noir.e.s à travers les Etats-Unis. Il s’agissait alors pour James et Morgan de permettre aux personnes noires de s’organiser en tant que communauté dans la (sous-)culture punk, à l’époque majoritairement blanche, et d’offrir une scène aux artistes alternatif.ve.s noir.e.s non reconnu.e.s dans les espaces et catégorisations traditionnels. Au fil du temps, la programmation s’est tournée vers l’inclusion de la soul et du hip-hop, ce qui a élargi la cible et le public du festival. Si ces transformations ont incité le départ du co-fondateur Spooner, AFROPUNK est aujourd’hui un événement multiculturel très influent dans les domaines de la musique, de la mode, de l’audio-visuel et de l’activisme en rassemblant chaque année environ 60000 festivaliers. Depuis 2008 et les débuts de Jocelyn Cooper en tant que nouvelle co-organisatrice, des éditions d’AFROPUNK ont vu le jour à Atlanta, Paris, Londres et Johannesburg.

Dès l’entrée du Comodorre Park, la couleur est annoncée : un énorme panneau indique « No Sexism No Racism No Ableism No Ageism No Homophobia No Fatphobia No Hatefulness No Trumpism »,

et ce slogan se retrouve un peu partout. Une ligne politique claire donc – qui flirte avec de nombreuses références anti-fascistes – qui permet l’instauration d’un espace « safe » permettant la libre expression et la créativité de chacun, sans jugement, et donc encourageant la fierté de celles et ceux qui ont connu et/ou connaissent des oppressions. Alors que le line up est déjà riche d’artistes racisé.e.s talentueu.ses.x, sur celui-ci figure également des « Solution Sessions », entre conférences et réflexions collectives.  Ce samedi on retrouvait alors des discussions sur le thème du harcèlement sexuel de rue, de la place des artistes noir.e.s dans les médias et l’activisme, de la façon de dépasser la « cancel culture » pour favoriser la responsabilisation individuelle ainsi qu’une présentation de «The 1619 Project », qui propose à travers des poèmes, nouvelles et photographies un examen des séquelles relatives aux 400 ans d’esclavage aux Etats-Unis. On ressent effectivement un intérêt important pour l’Afrique de la part de la communauté afro-américaine, à la recherche de nouvelles perspectives concernant les notions d’identité, de culture, d’Histoire et d’héritage.

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Ainsi, wax, motifs traditionnels, drapeaux de pays africains et bijoux d’inspiration égyptienne se mélangent aux styles vintage, futuristes ou avec une pointe de sapologie, mais surtout à la défiance des normes binaires de genre : s’il n’y a pas de dress code officiel, les mots d’ordre sont expérimentation, créativité et peut-être même queer – dans son sens le plus large, intégrant les notions de genre, sexualité et racialisation en dehors de la norme. Des stands mettent d’ailleurs des badges  à pronoms à disposition pour que le respect de chacun soit maximal. Dans cette lignée, les choix vestimentaires prennent une dimension symbolique et peut-être même politique dans la revendication et la formulation des identités multiniveaux. Les corps de toute morphologie n’ont pas peur de montrer de la peau et de twerker, les couples et les cellules familiales de toute composition n’ont pas peur de s’adonner à des démonstrations publiques d’affection. La cosmétique n’est pas en reste. Dans le Hair & Beauty Village, outre la promotion de marques tenues par des personnes racisées, Afropunk propose plus globalement d’explorer les facettes de la beauté Noire, notamment en se concentrant sur les cheveux, réceptacles des interdits et fascinations, des hontes et des fiertés. A travers des expositions de photos et des réflexions collectives, il s’agit de célébrer les corps qui ne correspondent pas aux standards de beauté occidentaux et d’inspirer la confiance en soi. On y retrouve alors des citations inspirantes, mais aussi des chiffres encourageants : un panneau indique ainsi que depuis 2012, l’achat des produits pour défriser et lisser les cheveux crépus a baissé de 40% aux Etats-Unis.

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Mais qu’en est-il alors vraiment des concerts ? Certains déplorent la relégation au second plan de l’aspect musical du festival et certaines critiques craignent qu’il ne soit devenu qu’un terrain d’alimentation des réseaux sociaux pour les activistes 2.0. Que les plus sceptiques soient rassuré.e.s. S’il est vrai que l’esthétique prend une place importante dans le festival, celle-ci permet de combler un manque de représentation des personnes racisées dans les milieux artistiques et les médias, et d’encourager l’amour de soi et de défier le sentiment de solitude dans ce qu’on appelle (à tort) des « minorités ». L’intensité des performances offertes est à la hauteur des promesses des campagnes promotionnelles du festival. Là est donc toute la force d’Afropunk : l’activisme et l’art se nourrissent l’un l’autre, se confondent même parfois puisqu’à travers l’appréciation de la musique, des projets audio-visuels, de la nourriture et de la mode, il s’agit d’initier l’appréciation de son existence, quel que soit le motif pour lequel elle a pu se trouver dévalorisée, niée. « Il y a une forme de pouvoir dans la prise en compte, de reconnaissance et de tolérance qui commence par le fait de voir » expliquent les organisateurs. « Pas avec un coup d’oeil furtif, mais un regard  chargé de sens, un focus qui porte la force nécessaire à la construction d’un futur partagé et d’un nouveau monde. ».Trois scènes permettent d’assouvir la soif musicale des festivaliers : la Red Stage, tremplin pour des pépites prometteuses comme le groupe punk babygotback, la rappeuse coup de cœur de Childish Gambino Kari Faux, la chanteuse super colorée Tierra Whack qui a déchaîné le public avec une apparition surprise de Alicia Keys, le prodige de la diaspora africaine GoldLink. Mais aussi un espace pour des anciens, comme le groupe « indie hip-hop » EarthGang (ayant notamment collaboré avec les français de J.U.S.T.I.C.E). La Green Stage, scène principale à la diversité impressionnante allant de la violoniste classique Kelsey Lu à la tête d’affiche et reine de la soul Jill Scott, en passant par l’énergique prince du RnB Leon Bridges aux balades émouvantes comme le fameux Rivers, opening de Big Little Lies.

Enfin, la Gold Stage, avec une programmation riche en inspiration. Avec le groupe afro-brésilien Batekoo, alliant hip-hop, rap, trap et funk carioca. Mention spéciale aux DJettes/danseuses Doo Wap et Gab Soul qui ont offert un show multidimensionnel avec un extrait de Djadja par la Française Aya Nakamura. Mais surtout avec ses chanteuses et rappeuses badass et engagées. Boston Cherry, confirmant son auto-label de « fournisseuse de dance moves et de good vibes contagieux » avec son DJ set aux inspirations de disco, reggae, RnB, zouk et kompa. Junglepussy, sur la bonne voie pour transformer en reconnaissance publique la reconnaissance reçue de la part de ses mentors Erykah Badu et Lil Kim. Rico Nasty, avec son énergie débordante et sa transmission de bad bitch attitude avec son rap et sa voix grunge. Leikeli47, avec son rap aux accents old school et féministes. Elle fera monter sur scène un danseur de voguing et sa protégée Rapsody pour quelques morceaux, mais aussi une petite fille, à qui elle tiendra ce discours « Je veux que tu regardes la foule là devant. Je veux que tu regardes tous ces gens magnifiques qui sont le futur de la communauté noire et que tu te dises que toi aussi, tu es le futur, et que tu peux devenir ce que tu veux. Tu peux devenir, photographe, journaliste, chanteuse, médecin – ce que tu veux. Parce que tu es noire, que tu es magnifique, et que tu es valide. ». IAMDDB – découverte et propulsée par Drake –, avec son accent britannique, sa voix sensuelle trap-soul et ses écrans aux messages « Stop killing our men », « Nigga own the Universe » et « Let go of your fear ». NAO, avec sa musique expérimentale alliant soul et pop, et le récit de son expérience en tant que femme noire à la peau foncée, transmettant une onde d’espoir face au colorisme de la société.

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Le profil de ces artistes illustre ce qui fait d’Afropunk un festival unique en son genre – ou plutôt unique en ses genres. Il s’agit de célébrer la diversité dans tous les sens du terme pour nourrir, au carrefour des identités multiples, fiertés et innovations culturelles qui sont des armes redoutables face aux formes d’oppressions. Cela, grâce aux espaces artistiques offrant des plateformes de réflexions collectives sur ce que signifie être Noir.e dans la société. Toutefois, il ne faut pas se leurrer : ces espaces et plateformes restent, hélas, accessibles à un certain public, capable de s’offrir le billet d’entrée et de se rendre au cœur de Brooklyn, ce qui en fait en réalité des bulles certes très inclusives, mais non dépourvues de limites. Dans un partage et une diffusion incomplète, l’espoir, l’inspiration et la créativité restent des ressources précieuses, qui n’attendent que l’exploitation complète de leur potentiel.

Camille Haba

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