Ce texte a été écrit avec pour sources principales l’article d’Achille M’bembe, « L’Afrique de Nicolas Sarkozy » pour La Découverte et les nombreux éléments de lecture historiques et anthropologiques généreusement apportés par Michel Hastings, que Méla’Lille remercie grandement.
Un ouvrage collectif sous la direction de Makhily Gassama réunissant de nombreux universitaires africains a été publié en réponse sous le nom de L’Afrique répond à Sarkozy : Contre le discours de Dakar. Jean-Pierre Chrétien a également dirigé un ouvrage, L’Afrique ou le déni d’histoire.
Le discours est disponible en intégralité à cette adresse (Le Monde) : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/11/09/le-discours-de-dakar_976786_3212.html
Sciences Po Lille avait annoncé la venue ce jeudi 2 mai 2019 (finalement annulée) de Henri Guaino à l’occasion d’une conférence intitulée « Quel avenir pour l’Occident ? ». Si le nom de ce membre du parti Les Républicains qui n’a pas reçu le nombre de signatures d’élus nécessaire pour se présenter aux élections présidentielles de 2017 n’apparaît pas d’emblée comme un faiseur d’actualité politique de premier plan, c’est en 2007 que Monsieur Guaino a soulevé de fortes réactions en tant que conseiller spécial du Président français de l’époque, Nicolas Sarkozy.
Rédacteur de la majorité des allocutions présidentielles, il est alors également l’auteur du fameux discours prononcé lors d’une visite à Dakar, adressé à « l’élite de la jeunesse africaine ». Cet événement attendu notamment pour en apprendre plus sur l’avenir de la Françafrique – ces relations spéciales (pour ne pas dire néo-colonialistes) qui lient la France à ses anciennes colonies africaines –, a vu la reconnaissance par un Nicolas Sarkozy fraîchement élu de la colonisation en tant que « grande faute« . Mais le discours a surtout profondément choqué l’auditoire et suscité une vive réaction, en particulier dans le milieu universitaire africain francophone. Retour sur ces propos parfois qualifiés par un incroyable euphémisme de maladroits et qui, sans être racialistes au sens stricte du terme, perpétuent les stéréotypes construits et portés de manière officielle par l’imaginaire occidental du XVIe siècle et ce, jusqu’à la Troisième République incluse. Les mots, teintés de violence symbolique et présentant au grand jour ce qui ne relevait jusqu’alors que du tacite, viennent donc affirmer et confirmer la position paternaliste des élites françaises envers les pays d’Afrique, qui découle non seulement d’un héritage intellectuel vétuste, mais aussi de ce qui est considéré à tort une réalité et mêlant en fait fantasme et ignorance.
« Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. »
« Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance. »
Henri Guaino a effectivement trouvé pertinent et approprié de s’adresser à « l’élite de la jeunesse africaine » en se faisant le porteur d’une lecture hégélienne de l’histoire. En effet, ce dernier reprend de très près le passage sur l’Afrique issu du livre La Raison dans l’histoire du philosophe allemand. L’Afrique, l’homme noir ou le paysan africain – des désignations qui essentialisent sans complexe le continent et ses habitants – seraient figés dans l’enfance ou la nuit du monde, un état non développé et enfermés dans un cycle de répétitions rythmé par leur relation à la nature primordiale, primitive. Dès lors, le seul moyen pour quitter l’immobilisme de cette condition serait « d’entrer dans l’Histoire », c’est-à-dire de suivre les voies de la civilisation, de la rationalité et de la modernité, uniquement au sens occidentalo-centré des termes.
« Je suis venu vous dire que vous n’avez pas à avoir honte des valeurs de la civilisation africaine, qu’elles ne vous tirent pas vers le bas mais vers le haut, qu’elles sont un antidote au matérialisme et à l’individualisme qui asservissent l’homme moderne, qu’elles sont le plus précieux des héritages face à la déshumanisation et à l’aplatissement du monde. »
Ici « homme moderne » (sous-entendu : l’homme occidental, blanc) est bien présenté comme opposé à « homme africain » tel qu’il est décrit. Et, si le discours interpelle les « jeunes d’Afrique », la condescendance qui en ressort n’est alors pas uniquement liée au jeune âge de l’auditoire. Sous couvert de sincérité, qui se permet d’être intime puisqu’infantilisante, le discours est trop bienveillant, paternaliste et misérabiliste. Achille M’bembe affirme dans son article : « Dans le long monologue de Dakar, je ne trouve d’invitation à l’échange et au dialogue que rhétorique. Derrière les mots se cachent surtout des injonctions, des prescriptions, des appels au silence, voire à la censure, une insupportable suffisance dont, je l’imagine, on ne peut faire preuve qu’à Dakar et à Libreville, et certainement pas à Pretoria ou à Luanda. ». Le vocabulaire choisi est celui d’un dominant qui s’adresse à un dominé.
« Le problème de l’Afrique et permettez à un ami de l’Afrique de le dire, il est là. Le défi de l’Afrique, c’est d’entrer davantage dans l’histoire. C’est de puiser en elle l’énergie, la force, l’envie, la volonté d’écouter et d’épouser sa propre histoire. »
Ainsi, si ces visions fixiste et évolutionniste étaient légitimes au temps d’Engels ou même partagées par Jules Ferry dans un contexte colonial et de vision d’une Europe civilisatrice, la reprise réactionnaire de ces idées est tout à fait dangereuse et inexcusable dans un contexte contemporain – et même dangereuse d’un point de vue politique, scientifique et moral. Inexcusable parce que les pays africains, aujourd’hui indépendants, n’ont jamais fait l’économie d’autonomies culturelles fortes et ont donc emprunté des trajectoires qui leur sont propres, mais doivent encore faire face à des attitudes réduisant l’ensemble du continent à un gros bloc indifférencié, anhistorique et sous-développé. Inexcusable car, n’en déplaise à Henri Guaino qui s’est défendu en prêtant l’indignation qu’il a suscitée au simple fait qu’il ait parlé « d’anthropologie », la méthodologie biaisée dont il fait usage a été balayée de la pratique dans cette discipline ainsi qu’en histoire par des progrès qui ont permis à de nouvelles représentations et compréhensions des cultures africaines d’émerger. Inexcusable enfin car aujourd’hui le continent africain a une histoire riche et antérieure à la traite négrière, et « les registres de sensibilité ont évolué sur ces questions relatives à l’égalité des êtres humains dans le traitement même de l’Histoire » .
Il s’agirait alors de savoir si aujourd’hui, avec le recul et le relativisme amenés par le temps qui s’est écoulé et par le contexte actuel, Henri Guaino regrette ces propos – ou du moins, s’il comprend ce qui les rend inacceptables. Malheureusement, ce genre de discours véhiculant des stéréotypes dangereux semble avoir de beaux jours devant lui chez les responsables politiques français. « Le défi de l’Afrique est civilisationnel » déclarait Emmanuel Macron en juillet 2018. « Quand des pays ont encore sept à huit enfants par femme, vous pouvez décider d’y dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien. » affirmait-il encore, quelques semaines seulement après des propos qualifiés de « plaisanterie » au sujet du kwassa-kwassa, embarcation comorienne, qui « pêche peu » mais « amène du Comorien » (en l’occurrence, l’essentialisation dans cette tentative de blague se rapproche plus de la réification). Un travail pour l’émergence d’un regard actualisé des élites françaises sur la multiplicité et les ressources des habitants du continent africain apparaît alors plus que nécessaire.
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