De la négrophobie au Maghreb

C’était en novembre 2017. La chaîne d’informations américaine CNN diffusait les images atroces d’Africains subsahariens vendus pour quelques centaines de dollars, de quoi rappeler certaines des heures les plus sombres de notre Histoire. Mais au-delà de l’émotion, une telle pratique n’est, malheureusement, que le reflet d’un racisme résolument ancré au sein des sociétés maghrébines.

La négrophobie au Maghreb ne date pas d’hier, et ne se résume pas à un acte exceptionnel en Libye : elle est en effet le fruit d’une histoire et de pratiques socialement et culturellement construites. On peut tout d’abord remonter « au temps béni des colonies ». L’Empire français, dans son inexorable quête de « pacification » du continent, a utilisé le racisme à son profit, conformément au célèbre adage « diviser pour mieux régner ». Parce que si les destinés des colonisés maghrébins ou subsahariens pouvaient facilement converger en une révolte unie contre le colonisateur, ce dernier l’a habilement anticipé, créant une hostilité entre les différents peuples occupés. Pour cela, la France utilisera ce que l’écrivain Frantz Fanon appelle « la répartition raciale de la culpabilité » : le colon français chargeait principalement des régiments de colonisés pour en « pacifier » d’autres. Ainsi, les tirailleurs sénégalais seront engagés au Maroc, en Algérie, ou encore à Madagascar, de quoi exacerber une haine de l’autre, malgré un contexte qui aurait pu les rapprocher. S’en suivra un discours de haine réciproque, que le même Frantz Fanon résume parfaitement :

« Á l’Arabe, on dit : « Si vous êtes pauvres, c’est parce que le Juif vous a roulés, vous a tout pris » ; au Juif, on dit : « Vous n’êtes pas sur le même pied que les Arabes parce qu’en fait vous êtes blancs et que vous avez Bergson et Einstein » ; au nègre, on dit : « Vous êtes les meilleurs soldats de l’Empire français, les Arabes se croient supérieurs à vous, mais ils se trompent. » (Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, 1971)

Néanmoins, il ne faudrait en aucun cas réduire le racisme au Maghreb qu’au seul épisode colonial. En effet, la France a simplement ravivé une hostilité issue de treize siècles d’esclavagisme arabe. Dix-sept millions de subsahariens en ont ainsi été victimes, sans qu’une véritable mémoire de ces événements n’ait pu être érigée.

« Nous partageons le rejet du noir. Certains maghrébins sont plus que racistes, ils sont négrophobes. Le racisme est enraciné dans nos sociétés. Le noir est pour beaucoup un nègre, un être inférieur. Beaucoup réagissent différemment envers les immigrés selon leur couleur de peau. L’Européen est ainsi le bienvenu, il est respecté contrairement aux noirs. » (Saadia Mosbah, présidente de l’association tunisienne M’nemty de lutte contre le racisme et membre de cette coalition maghrébine, dans un interview au HuffPost Tunisie)

Un tel mépris n’est pas anodin. Les sociétés maghrébines restent fortement marquées par un certain imaginaire postcolonial : l’horizon à atteindre se situe au Nord, en Europe, et le modèle à suivre est celui du blanc. Ce dernier ne fera l’objet d’aucune, sinon de peu, de discrimination raciale, étant toujours socialement valorisé au sein des pays du Maghreb. Par contre, le résident noir ne jouit pas d’un tel luxe. Juste au niveau linguistique, l’ambivalence est frappante. Si les Européens sont communément appelés « expatriés », ou un poil plus péjorativement « nsara » (littéralement « chrétiens » ou « les gens du Livre »), l’Africain subsaharien devra répondre aux noms de « azzi » (nègre) ou encore « kahlouch » (noirâtre). Et que l’on ne s’y détrompe pas, ces dénominations sont loin d’être des exceptions sorties de la bouche des plus intolérants : ces mots sont amplement répandus dans le langage courant, dénotant d’une violence symbolique considérable pour les destinataires, et d’un racisme presque totalement banalisé par la société.

Surtout que la crise migratoire actuelle est venue accentuer le rôle des pays du Maghreb comme zone de transit. Déjà en 2006, quelques 100 000 individus arrivaient d’Afrique Subsaharienne, soit pour continuer l’aventure en Europe, soit pour tenter l’expérience en Afrique du Nord. S’en suivra le développement d’un véritable mythe autour de ses immigrants, régulièrement qualifiés d’assistés, de délinquants, de voleurs du travail national, ou encore de sorciers qui viendraient envouter la société par l’intérieur. A ce titre, l’hebdomadaire marocain Maroc Hebdo titrait, en novembre 2013, « le péril noir », pour caractériser ces migrations qui viendraient mettre en danger la société du Royaume Chérifien. De quoi rappeler certains discours bien répandus de l’autre côté de la Méditerranée…

Plus récemment, l’élection de Khadidja Benhamou comme Miss Algérie 2019 et le torrent d’insultes racistes à son égard sont venus rappeler que la situation était loin d’être acquise.

Néanmoins, il serait malhonnête de ne pas évoquer les récentes améliorations de la situation. En effet, depuis le début de la décennie, la société civile semble s’emparer du problème, et des initiatives contre le racisme ambiant fleurissent aux quatre coins du Maghreb. Une campagne transmaghrébine a même vu le jour, sous le slogan « Ni Oussif, ni Azzi, baraka et yezzi » (« ni esclave, ni nègre, stop, ça suffit »), entraînant plusieurs mouvements de manifestations dans différentes villes.

De plus, même les sphères du pouvoir se montrent réactives. Le Maroc, par exemple, que feu Sa Majesté le roi Hassan II avait décrit comme « un arbre dont les racines sont en Afrique et les branches en Europe », semble de plus en plus se rapprocher de ses homologues africains, au détriment du Vieux Continent. Le pays qui, en 1984, avait tenté d’adhérer à la Communauté Européenne, vient ainsi de rejoindre l’Union Africaine en 2017, et prévoit également d’intégrer la CEDEAO dans un avenir proche. Mais plus encore, la véritable innovation nous arrive tout droit de Tunisie, avec l’adoption d’une loi historique pénalisant le racisme en octobre 2018 : une première dans la région. Le texte, voté à la quasi-unanimité, prévoit les premières sanctions pour incitation à la haine, et diffusion ou apologie du racisme. Un premier pas majeur mais malheureusement insuffisant, tant la représentation des minorités noires reste faible, que ce soit en Tunisie ou au Maghreb en général. Néanmoins, ces avancées permettent d’entrevoir un futur plus encourageant, le racisme étant passé progressivement de tabou total à une véritable prise de conscience du problème par les sociétés.

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