Il y a de ces pages grises du roman national que l’on a préféré occulté, et que l’on aurait aimé découvrir sans le recours à la ruse ou à l’injonction. Il y a de ces évènements traumatisants que l’histoire a préféré passer sous silence, par honte, impuissance ou par mauvaise exégèse de la mémoire. La colonisation, la collaboration ou la guerre d’Algérie sont à des degrés divers, autant de plaies béantes qui suintent encore d’innombrables non-dits, et qui demeurent des pages muettes du récit national. Et il s’agit bien précisément de leur (non) mise en Histoire que découlent les nombreuses écorchures et maux de la Nation. Parmi ces tragédies, il y a le drame du 17 octobre 1961, qui marque incontestablement l’une des dates les plus terribles de notre histoire commune.
Il a fallu attendre les années 1990 pour que les historiens commencent à esquisser le récit du drame du 17 octobre. En 1961, l’empire colonial français s’embourbe en Algérie et se replie sur son hexagone. L’effervescence révolutionnaire algérienne s’empare de Paris et de la Province, et partout des cellules de résistance éclosent. Les actions du FLN se multiplient contre la police, et les luttes intestines –notamment la rivalité avec le MNA, autre mouvement indépendantiste algérien – lèsent les opérations armées du FLN. La « Bataille de France » peut se résumer alors en un travail de finance et de levée de fonds. Les porteurs de valise de la métropole, comme ils étaient surnommés, n’étaient que les banquiers des fellagas algériens restés aux pays, une besogne jugée primordiale pour la lutte pour l’indépendance. Ainsi, les combats se durcissent, et la répression se raffermit au travers des positions véhémentes des partisans de l’Algérie Française, à l’image de Michel Debré, ancien résistant et constituant de la Ve République ou du ministre de l’Intérieur, Roger Frey. L’ambiance est alors à la perpétuelle suspicion dans les rues parisiennes, une lutte acharnée et déterritorialisée se livre contre les actions du FLN et celles de l’OAS, perçues dans le prisme d’une éventuelle menace gravitant autour du pouvoir d’Etat. La violence imprègne alors l’air de la Ville Lumière.
Le 6 octobre 1961, Maurice Papon, ancien fonctionnaire de Vichy, reçoit le soutien de l’exécutif pour la mise en place d’un couvre-feu pour les « Français musulmans d’Algérie », tous les jours entre 20h30 et 5h30. La Fédération de France du FLN, pour protester et pour alerter la communauté internationale, décide alors d’une large manifestation sur les grands boulevards parisiens, au soir du 17 octobre. Le boycott de cette « mesure d’exception » doit être pacifique ou ne doit pas être : hommes, femmes et enfants sont conviés, et le port d’armes, « ne serait-ce qu’une épingle » est formellement prohibé par la tête de la fédération. C’est un total de 30 000 hommes et femmes, habillés dans leur plus bel apparat et rasé au frais, qui se réunissent sur les Boulevards Saint Michel et Saint Germain, à Ménilmontant, à Belleville, 30 000 damnés de la terre épris d’indépendance et de liberté, réunis pour protester contre une mesure discriminatoire et ouvertement xénophobe. Ils prennent le pavé parisien, ce riche pavé tout exhalant de ferveur révolutionnaire : les orateurs se lèvent en Robespierre, les minots en Gavroche, et ils entonnent l’hymne national algérien suivi du Chant des Partisans. De l’autre côté de la Seine, les paniers à Salade sont déployés et roulent en trombe vers le Boulevard Saint-Michel, principal foyer de manifestations. La voix de Maurice Papon résonne dans les talkies-walkies : « Pour un coup reçu, nous en porterons dix ! ». Des fausses rumeurs s’ébruitent : à 21h, on soupçonne les manifestants d’avoir ouvert le feu sur les policiers. Trois d’entre eux seraient déjà morts. A 21h30, une grande rafle balaye les algériens : les policiers ouvrent alors le feu, balancent des corps ligotés dans la Seine, interpellent, matraquent, insultent et rouent de coups tous les hommes qui seront ensuite emmenés vers les camps d’internements. Et les parisiens, de leurs fenêtres, observent silencieusement ce funèbre cortège, qui se déroule là, sous le porche de leurs immeubles. En quatre heures, plus de onze mille algériens sont arrêtés.
Les portes de notre mémoire sont bien souvent difficiles à rouvrir, surtout lorsque celle-ci abrite un souvenir abject qui pourrait invoquer un procès de notre histoire commune. Le récit des évènements du 17 octobre évoque à plus d’une similarité près, la filiation inavouée d’une vieille tradition française institutionnalisée par le régime de Vichy. Camps d’internements, passages à tabacs, contrôle au faciès, délation : la rafle du 17 octobre est la plus grande que la France ait connu depuis le Vel d’Hiv. Il ne s’agit pas d’une opération policière ou d’un acte de guerre, mais bien d’une pulsion raciste qui a secoué une frange de la société française au-delà de la police parisienne. Très vite, la comparaison à la Seconde Guerre Mondiale se fait entendre. Le député indépendant Eugène Claudius-Petit, ancien déporté, déclare à l’Assemblée Nationale : « Nous vivons ce que nous n’avons pas compris que les Allemands vivaient quand Hitler s’est installé ». Mais ce point Godwin reste isolé, et l’acharnement de Michel Debré et de Maurice Papon se répercute de facto dans les communiqués préfectoraux. Malgré l’évidence du bain de sang, et malgré un rapport officiel de l’Inspection Générale de la Police estimant alors à 140 le nombre de disparus, la préfecture de Police reconnait 3 morts et 64 blessés. La couverture médiatique de cette nuit noire révèle, elle aussi, le silence coupable de la société française au lendemain du 17 octobre. Seuls Libération, l’Humanité et France-Soir titrent timidement sur les violences policières de la veille. Le Figaro, fidèle à sa ligne éditoriale, reprend les termes exacts du communiqué de police. Le Monde parle de « l’énervement policier » et du « déferlement musulman ». Quelles étaient les motivations de cette frilosité de la presse française au lendemain d’une telle effusion de sang ? L’irrévérence des journalistes d’une France empêtrée dans une impasse politique liée à sa situation coloniale, ou l’indifférence générale illustrant le mépris de la société française envers ses immigrés ? Dans le monde, l’interprétation de cette pulsion criminelle est toute autre. Dans le Times, il est explicitement reporté « qu’aucun policier n’a été blessé par balle », ce malgré les fausses rumeurs colportés dans les médias français. Plus loin, le Times ira même jusqu’à qualifier le couvre-feu de « discrimination raciale arbitraire indiscutablement intolérable ».
L’analogie historique du 17 octobre est désespérément flagrante. A l’aube de la Ve République et à la naissance des institutions qui aujourd’hui encore constituent le corps politique de la Nation, l’élite française est alors gangrénée par la résurgence du Régime de Vichy. Maurice Papon, ancien fonctionnaire de Pétain, contribue au sein-même de l’enceinte de sa Préfecture au meurtre de centaines d’algériens. Il accomplit alors les basses et déshonorantes besognes d’un gouvernement cette fois-ci légitime, et reconnait sans sourciller les manœuvres orchestrées. C’est à la même période que le général Aussaresses, de l’autre coté de la Méditerranée, s’impute à l’exercice de torture à tout va. Le corps médiatique, nécrosé par la censure, refuse de titrer sur cette tuerie, cette presse qui, à la même époque, rechigne à dénoncer la torture.
Telle est l’ironie de l’Histoire, pour la République du Général De Gaulle et son mythe résistancialiste, que d’employer les mêmes procédés que les collabos ont employé pendant l’occupation. Une ironie réitérée également par le colon français de la IIIe République, qui comme l’affirmait Aimé Césaire, s’activait à appliquer des procédés hitlériens pour civiliser le sauvage africain. Heureusement que des voix s’élevèrent, de la part de français qui dirent non à la barbarie républicaine. Des voix comme celle d’Eugène Claudius-Petit, ou celle du Général de la Bollardière, ce général de brigade de l’armée Française qui refusa d’affliger la torture aux algériens et s’éleva contre le pouvoir d’Etat. Aussi déraisonné fut la rafle du 17 octobre, ce crime colonial perpétré dans les rues parisiennes fut commis au nom de la Raison d’Etat. Et c’est précisément ce pourquoi le travail de mémoire constitue une épreuve de responsabilité primordiale. Il s’agit de signaler à tout homme politique, passé, présent ou futur, qu’il peut être conduit à rendre compte d’actes commis au nom d’une soi-dite raison d’Etat, aussi absurde qu’elle puisse paraître. Un travail indispensable à la démocratie, gravé dans l’essence même de l’Etat de droit.
Aujourd’hui, 56 ans après, le reflet du 17 octobre 1961 dans l’historiographie française est nuancé. Pendant trente années, l’organisation de l’amnésie fut orchestrée autant par la classe politique française que par le FLN algérien, qui marginalisait sa section française. Les travaux d’historiens se développèrent dans les années 90, avec les travaux de Jean-Luc Einaudi ou d’Anne Tristan, et le procès très médiatisé de Maurice Papon en 1998 vint libérer une parole trop longtemps enfouie. La responsabilité de l’Etat, quant à elle, demeure aujourd’hui encore exempte de remise en cause : seuls 4 lignes d’un communiqué présidentiel de 2012 fait état d’une « sanglante répression » sans reconnaître un crime qui eut des responsables, un mode opératoire et des exécutants. Pourquoi et comment une telle occultation du drame a-t-elle pu être permise ? D’abord, c’est la couverture médiatique qui suivit directement la nuit du 17 octobre qui eut des séquelles retentissantes sur sa mémoire : la censure effective de la presse française a contribué à l’absence de support à l’imaginaire collectif, comme aliment de la mémoire. La volonté des autorités françaises de prêcher le silence autour de l’évènement est aussi frappante, notamment de la part des autorités impliquées dans l’organisation de la répression, comme le Préfet de Police Maurice Papon, le Premier Ministre Michel Debré et le ministre de l’Intérieur Roger Frey. Le Général De Gaulle aussi, sans doute, se pressa de vouloir tirer le rideau sur un évènement qui entachait sérieusement l’identité résistante de son pouvoir. Ajoutons également à cette organisation de l’amnésie le manque cruel d’informations judiciaires sur les suites du 17 octobre. La seule personne condamnée pour ses actions en octobre 1961 fut un syndicaliste CGT pour outrage à agent. Le reste des informations judiciaires des années 1962 et 63 se sont closes sur des non-lieux.
Mais où était la gauche pour initier et pour guider ce travail de mémoire ? Depuis le début de la guerre, la gauche parlementaire ne soutenait pas le nationalisme algérien, d’où son silence. Le Parti Communiste français, par exemple, avait voté en faveur des pleins pouvoirs à Guy Mollet en 1956, et avait soutenu la répression des manifestants indépendantistes de Sétif le 8 mai 1945. Pour la CGT, l’universalisme de la lutte des classes niait la question de l’immigration et des nationalismes. De plus, un autre évènement à l’initiative du Parti Communiste avait contribué à l’effacement du 17 octobre des mémoires collectives. C’est la manifestation de Charonne le 8 février 1962, qui par un étrange processus de substitution mémorielle a contribué à l’effacement du 17 octobre comme date noire de la guerre d’Algérie. Le parti Communiste s’était en effet bien plus déployé à protester contre la répression policière ce jour-là, qui avait fait 9 morts, que pour les 200 disparus de la manifestation algérienne. Ainsi, les porteurs de valises ne constituaient pas d’emblée une mémoire collective au sein de la gauche, sans doute du fait de leur clandestinité et de leur marginalisation.
C’est ainsi que l’absence de mémoire, ou plutôt l’organisation de l’amnésie, a contribué à l’ancrage des crispations et des rancœurs dans la société française. Sous prétexte d’effacer les séquelles douloureuses du 17 octobre, les amnisties ont blanchi les auteurs du crime, la censure a anesthésié le travail de mémoire nécessaire à l’historien pour « faire le deuil » de ce terrible épisode, et d’en soulager ses blessures.
Cependant, le plus dommageable dans cette occultation de la mémoire n’est pas le questionnement sur le sort de la presse française, ni même les fondations chancelantes de la Ve République, qui comptait dans ses rangs des anciens collaborationnistes. Ce n’est pas non plus la totémisation de certaines personnalités politiques de haut vol, qui participèrent à une rafle anti-algériens dans les rues de Paris. La question la plus sensible à aborder est le traitement de la France envers ses immigrés et ses fils d’immigrés, cette France qui tarde à reconnaître un drame qui fait encore écho dans notre histoire collective. Les premiers citoyens français à entreprendre le travail concret de commémoration du 17 octobre furent des fils d’immigrés algériens : c’est à l’appel du Mouvement des Beurs civiques que 200 personnes s’étaient recueillies le 17 octobre 1990 sur les quais de Seine pour commémorer ce triste anniversaire. En 1993, à Vaulx-en-Velin, le 17 octobre fut l’occasion d’une commémoration dans certains quartiers, et aujourd’hui encore, partout dans ces quartiers, les commémorations se font plus nombreuses qu’ailleurs. Les petits-fils de porteurs de valises de 2017, éduqués aux doctrines républicaines, ne font que relever la dissonance de ces valeurs avec le souvenir d’un tel drame. A travers cet oubli, c’est le concept de Nation qui est mis à mal. La communion d’individus, aux destins et trajectoires divers et animés par le dessein de vivre-ensemble passe avant tout par une reconnaissance de la mémoire, et par la construction d’un socle historique commun, dans lequel chacun reconnait sa lignée et son cheminement. La reconnaissance de tels drames est de ce fait décisive aux questions du vivre-ensemble et du traitement politique et culturel de la diversité. L’entreprise coloniale fut à bien des égards et outre les considérations politiques et économiques, une entreprise de construction d’un Autre, et ce qui se joue fondamentalement dans le 17 octobre 1961, et au-delà dans la Guerre d’Algérie, est la difficulté pour la société Française de construire son rapport avec l’Autre, cette altérité si proche et si éloignée à la fois.
Le travail de mémoire du 17 octobre 1961 est donc avant tout un travail de socialisation politique aux enjeux pluriels. S’il existe le risque que la commémoration entretienne le souvenir de vieilles fractures, l’occultation du drame a prouvé que le silence et l’oubli ne les réduit pas non plus. Le travail de repentance des crimes coloniaux n’est donc pas, comme se complait à l’entretenir la droite réactionnaire, une auto-flagellation et un sentiment antipatriotique, mais un devoir de vivre-ensemble important et décisif. Il ne s’agit également pas, pour nous de juger les hommes d’hier à l’aune de notre morale d’aujourd’hui, mais de reconnaître nos itinéraires, aussi sinueux soient-ils. Reconnaître donc, se rappeler et commémorer le souvenir de ces 200 algériens morts ce jour-là, morts de n’avoir pu exprimer librement leurs revendications et leurs colères, morts sur les pavés parisiens, des mains de la police française. Se rappeler, pour faire le deuil de ces étranges nénuphars, qui aujourd’hui encore, flottent sur la Seine.
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